L’événement en images
D’une touche libre et singulière, et dans un chromatisme étonnant, l’artiste révèle un univers poétique et intime, nimbé de mythologies personnelles. Entre figuration et art de l’ornement, c’est tout un monde fantastique, fait de la matière même des rêves, qui prend corps.
On aperçoit une maison, un temple, un pont, puis une balustrade, un balcon. Dans les peintures de Yayoï Gunji, les éléments d’architecture sont omniprésents. Ils n’ont cependant pas pour rôle d’ancrer le regard ; bien au contraire. Les perspectives se dérobent, les échelles demeurent insaisissables. Nous voici dans l’espace de l’imaginaire, celui qui ne saurait être soumis au principe de non-contradiction : le proche peut être loin ; le dehors, dedans. La matière picturale même ressemble à celle des rêves. Dense et pourtant transparente, impénétrable mais enveloppante, elle est une concrétion de sensations, de sentiments, de souvenirs. Le motif récurrent de la fenêtre symbolise cet étrange empiétement de l’intime sur le monde et du monde sur l’intime. De ces intérieurs oniriques, avec ces rideaux évanescents ou ce fauteuil à la présence fantomatique, nous nous trouvons embarqués vers notre intériorité – et celle de l’artiste.
À regarder ces « images du monde flottant », figures de l’impermanence, on devine les terres d’élection de cette artiste d’ascendance japonaise, née à Cluny en 1969, Installée à Nice depuis de nombreuses années. Son répertoire de formes réinvente les souvenirs d’un Japon fantasmé, nourri d’un univers que l’on pressent tout méditerranéen. Bonnard, qu’elle affectionne, n’avait-il pas en son temps tissé ses rêveries extrême-orientales au fil de la Riviera ? Une fois de plus se dessinent de surprenants passages, entre les époques et les lieux : des palmiers aux accents dufyens nous transportent sur une Côte d’Azur Belle Époque, tandis qu’une cascade et un pin nous renverraient volontiers à un Japon traditionnel, le tout conjugué sur le mode d’une âpreté contemporaine sans concession.
Ce qui lie ces deux territoires, côte ou île, c’est le rivage. Au même titre que la végétation qui envahit ses toiles – arbres, fleurs, pétales –, la mer, avec sa force symbolique et picturale, a toute son importance pour la nageuse passionnée qu’est Yayoï Gunji. L’élément liquide, la fluidité, demeurent déterminants dans sa technique. Elle apprécie l’aquarelle, qui nourrit le geste de la peinture, et dont elle imite parfois sur la toile les ondulations par sa maîtrise de l’acrylique, appliquée tantôt en couches fines et transparentes, tantôt en rudes touches épaisses. Son chromatisme est troublant, et lui aussi tout en contrepoints. Les tons pastel – vieux rose, jaune paille, vert d’eau – contribuent à l’onirisme des scènes, quand des couleurs féroces, pourpre ou rouge coquelicot, viennent frapper la rétine sans pour autant nous sortir du rêve.
La tension entre surface et profondeur est permanente, et cette picturalité se dévore comme celle d’une toile abstraite : face à cette richesse ornementale qui nous fait souvent oublier le motif, on ne peut s’empêcher de penser à Matisse dans sa période niçoise, Matisse dont la muse, Lydia Delectorskaya, apparaît au centre d’un tableau dans une aura énigmatique.
Formée à la Villa Arson à Nice dans les années 1990 puis à la School of Visual Arts de New York, Yayoï Gunji n’en est pas moins restée farouchement libre, et inclassable. Quand on lui demande qui a marqué son regard, elle cite aussi bien Peter Doig et Katherine Bradford qu’Édouard Vuillard. On l’aura compris : celle qui se destinait d’abord à devenir pianiste a plusieurs vies, habite plusieurs temps, et ne connaît pas de frontières. Elle trace, déterminée, un sillon tout en hardiesse.
— Elsa HOUGUE
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