À l’occasion du centenaire de la fondation du mouvement surréaliste et de la publication, en octobre 1924, des premiers manifestes par André Breton et Yvan Goll, cette exposition s’intéresse aux multiples héritages du surréalisme.
Tout en soulignant les résonances et les affinités dans le travail d’artistes d’aujourd’hui, « Héritages surréalistes » met en lumière le travail d’artistes du passé qui n’ont jamais fait officiellement partie du surréalisme, mais qui ont évolué dans son orbite. L’influence de ce mouvement se manifeste à travers le travail de figures emblématiques et d’artistes de la scène contemporaine, notamment Ida Applebroog, Phyllida Barlow, Louise Bourgeois, Hélène Delprat, Camille Henrot, Luchita Hurtado, Cathy Josefowitz, Allison Katz, Erna Rosenstein et Anj Smith.
L’exposition accorde une importance particulière au travail d’artistes femmes, une force du programme de la galerie et une dimension essentielle du surréalisme dans son évolution. Bien que le mouvement ait initialement été dominé par un groupe d’artistes masculins, par la suite, la présence des femmes au sein du surréalisme, ainsi qu’à ses marges et dans ses prolongements, a suscité une attention et des analyses de plus en plus importantes. Cette reconnaissance transgénérationnelle témoigne de la longévité et de la pertinence du surréalisme pour les générations successives d’artistes. Leurs pratiques tissent des liens entre le surréalisme, le féminisme et les évolutions ultérieures de l’art contemporain, preuve de la richesse durable des stratégies et esthétiques du mouvement jusqu’à aujourd’hui.
Installée à Paris, berceau du mouvement, l’artiste française Hélène Delprat évoque l’oeuvre du surréaliste « dissident » André Masson par sa sensibilité punk et son approche « all-over » de la composition. À l’image de la version plus sombre du surréalisme formulée par Masson et ses acolytes, Delprat combine subversion, mélancolie, et terreur, à travers ses motifs et son iconographie éclectique. Le surréalisme nourrit également l’oeuvre de Louise Bourgeois (1911-2010). Arrivée de sa France natale à New York en 1938, elle devient une figure de l’avant-garde gravitant autour de la galerie Julien Levy, réputée pour ses expositions d’art surréaliste. Bourgeois était au courant des cercles surréalistes des États-Unis, dont nombre des protagonistes sont des personnes émigrées d’Europe. Bien qu’elle n’ait jamais adhéré officiellement au mouvement, son influence transparaît dans ses formes biomorphiques, qui travaillent le charnel et l’abject, et dans son usage de la technique surréaliste du « frottage », ou encore dans l’étrangeté inquiétante de son imagerie.
L’oeuvre d’Erna Rosenstein (1913 – 2004) est habitée par de troublants paysages oniriques. Née en Ukraine, elle a grandi et travaillé en Pologne, intégrant le Second Groupe de Cracovie, un collectif d’artistes underground adeptes du surréalisme. Après avoir visité l’Exposition internationale du surréalisme à Paris en 1937, son travail se nourrit de l’exploration de l’inconscient, du refoulé, qui refait surface sous forme de cauchemars éveillés. « Poświata (Afterglow) » (1968) revêt de multiples significations, de la transition entre la vie et la mort à la postluminescence d’un événement nucléaire. Luchita Hurtado (1920 – 2020), était active sur la scène surréaliste mexicaine dans les années 1940, côtoyant des artistes telles que Frida Kahlo et Leonora Carrington. Sa peinture sur double toile, de la série « Sky Skins » réalisée dans les années 1970, rappelle à la fois ces premiers contacts surréalistes tout en intégrant les influences du modernisme américain, du féminisme et de la culture autochtone. Les oeuvres sur papier de Phyllida Barlow (1944 – 2023) rappellent l’esprit des surréalistes britanniques, comme les paysages de Paul Nash, ainsi que les oeuvres proto-surréalistes du peintre italien Giorgio de Chirico. Ses mises en scène inquiétantes, se composent de formes sculpturales intrigantes et de configurations lumineuses dramatiques, accentuant une sensation d’inertie et d’étrangeté.
Un certain nombre d’artistes interrogent les notions du moi et de l’intersubjectivité, c’est-à-dire la relation entre pensées et émotions, conscientes et inconscientes, d’un être à l’autre. Ces thèmes se retrouvent dans les oeuvres de l’artiste française Camille Henrot, notamment « Bittersweet Mimicry » (2023), qui évoque le reflet, le dédoublement ou la duplication. Une autre de ses oeuvres exposées, « Tropics of Love, the Frog » (2015), s’inscrit dans une longue série illustrant des accouplements entre entités végétales, animales, humaines et robotiques, s’inspirant de l’archétype de l’altérité et des allégories liées à la sexualité et au désir. Cathy Josefowitz (1956 – 2014), née à New York et ayant grandi en Suisse, a inventé un style profondément personnel où le corps devient un médium expressif de l’expérience individuelle. Ses pastels sur papier aux couleurs vives peuplés de figures entrelacées, réalisés à la fin des années 1970, s’intéressent aux relations charnelles et à la mécanique du désir. Ida Applebroog (1929 – 2023), quant à elle, utilise le motif déconcertant du « doppelgänger », un double ou sosie, lequel éveille un sentiment de malaise. Ce thème du double joue également un rôle essentiel dans la théorie de l’inquiétante étrangeté formulée par Freud, où se révèle ce qui est normalement caché et au désir, une tension que l’on retrouve dans les oeuvres d’Applebroog avec ces personnages à la fois vêtus et nus.
Le lexique visuel associé à l’analyse surréaliste du monde naturel et à sa fascination pour la métamorphose apparaît dans les oeuvres d’Allison Katz et d’Anj Smith. La réflexion portée sur les formes de vie et les phases de transformation ou de métamorphose dans « Responding » (2023) de Katz résonne vivement avec des préoccupations essentielles du surréalisme, notamment à travers son jeu sur la forme et le biomorphisme. Les peintures minutieusement détaillées d’Anj Smith interrogent les genres traditionnels du paysage, du portrait et de la nature morte. Dans « Portrait of Landscapes II » (2012), la relation symbiotique entre le sujet humain et les créatures nichées dans ses cheveux donne à l’oeuvre un caractère incongru. Ce décalage réside dans le recours de Smith à l’imagerie abjecte et à l’inquiétante étrangeté, des caractéristiques qui renvoient aux stratégies du surréalisme, tout en abordant des préoccupations contemporaines liées à l’Anthropocène.
Dans l’ensemble, les oeuvres exposées témoignent du fait que, parmi les avant-gardes du début du XXe siècle, peu de mouvements ont exercé une influence aussi profonde que le surréalisme sur notre compréhension du moi moderne et sur le langage visuel de l’existence contemporaine.
Image de Une :
Allison Katz. Responding, 2023
Acrylic on canvas
3 parts, each: 300 x 130 x 3.6 cm / 118 1/8 x 51 1/8 x 1 3/8 in
© Allison Katz
Courtesy the artist and Hauser & Wirth
Photo : Damian Griffiths