Cécile Andrieu, biographie Née en 1956 à Charleville-Mézières, Ardennes, vit et travaille à Kanazawa, Japon, mais aussi en France (Paris, Nice). L’œuvre d’Arakawa Shusaku, sujet de sa maîtrise (université d’Aix-Marseille I / 1980), l’initie à la culture japonaise. En 1982, boursière du gouvernement japonais puis de la Japan Foundation elle entreprend des études linguistiques […]
Cécile Andrieu, biographie
Née en 1956 à Charleville-Mézières, Ardennes, vit et travaille à Kanazawa, Japon, mais aussi en France (Paris, Nice).
L’œuvre d’Arakawa Shusaku, sujet de sa maîtrise (université d’Aix-Marseille I / 1980), l’initie à la culture japonaise. En 1982, boursière du gouvernement japonais puis de la Japan Foundation elle entreprend des études linguistiques et esthétiques (doctorat de 3e cycle-Sorbonne Paris I / 1986) qui lui inspireront une production artistique nouvelle centrée sur la relation homme – mot qu’elle ne cesse, depuis, de questionner.
Dans les œuvres de la plasticienne Cécile Andrieu, et l’impressionnante cohérence de leur développement depuis près de trente ans, le mot est trace, matière, élément du monde. La lettre est marque, dessin, empreinte. Les pages sont des surfaces, des tentures, des blocs, des lambeaux et des feuilles. Les écritures et les textes sont ramenés à leurs composants, donnant à voir des produits de base, des matières premières, ou le résultat de mystérieux outrages car la présence des imprimés les montre coupés, déchirés, émiettés ou collés. La matérialisation du langage dans ses encres, ses supports, ses lignes, relève ainsi d’un semis oscillant entre pollen et scories, entre disparition et germination. Des mots fixés par l’écrit n’apparaissent que les vestiges et les conditions. Au fil de ces œuvres d’écriture à l’accès réprimé, au sens aboli, détournées du dire pour s’insérer de façon incongrue dans l’ordre utilitaire et la simple extériorité perceptive, le lisible laisse place à un champ de traces mutiques qui s’incorporent à l’univers sous forme condensée ou évanescente. L’insistance de ces traces suggère un essentiel et un drame. Car sans le langage, le monde serait néant, mais un certain monde aujourd’hui advient, qui menace la langue, qu’il réduit en codes et en chiffres, qu’il absorbe dans la manufacture du réel, dans la manipulation et la transformation des choses dont il désigne de plus en plus la carrière ouverte. Cette œuvre avance dès lors dans un paysage incertain, signé des indices matériels d’un langage vivant qui a déserté et dont elle prend la défense.
Ces témoins creusent une absence et marquent un rappel. Dans le rapport au langage, il y a le rapport au monde, aux autres, à soi, l’histoire de tous et de chacun. Le jeu fascinant d’inversion que suggère dès lors Cécile Andrieu associe à la dématérialisation numérique l’extension d’un environnement inerte, opaque et vide, à la décomposition des textes l’apparition d’autres objets, silencieux et comme éteints, au reflux de la parole incarnée et à l’illisibilité des livres un monde transformé en hangar abandonné, en hall d’exposition absurde, en zone d’industrie sans vie ou en étendue lunaire. Le langage désinvesti de sens, pétrifié par la gorgone digitale, asséché par le chiffrage binaire, ou recolonisé par la matière, gît à l’état parcellaire, indifférent, paralysé, victime d’une malédiction, rejetant les récits des hommes dans une hallucination. La lettre de l’alphabet pend sous forme de vagues contours flottants (Suspensus 26). Quelque chose qui a pu être un mot griffe une pierre obtuse isolée de toute symbolique (Pierres de silence). Une chapelure de récits broyés tient lieu de paille absurde dans un rigide oreiller de bambou (Pausare), remplit des tampons typographiques évidés et inutilisables (Convers(at)ion), ou fait office d’étrange compost dont des sacs vides restent souillés sur leurs parois (Abîme # 1-2-3). De minuscules bribes de mots, extraits de dictionnaires de diverses langues aux pages réduites en lamelles, couvrent des boules de billard décolorées qui figurent les symboles de base du système de numération hexadécimal et l’amnésie dont ces mots sont victimes (Attente). Des colonnes de pages compressées, suspendues contre des cloisons, ne soutiennent rien (Compression).
Le courage presque désespéré de ces œuvres que le silence écrase ne peut que saisir. Ce qui se nomme encore mots, texte, pages, écriture, semble ne désigner plus rien qu’un passé incapable d’organiser une mémoire, dessine l’inversion d’un monde qui s’est retiré de la compréhension après lui avoir appartenu, donne à voir l’inscription du dire depuis la frontière d’une coupure où inscrire n’a plus de sens. Celui qui s’approche et surprend ces signes d’esprit égalisés à l’inertie de la matière ouvrée constate plus que les restes d’un avortement du langage : il sent le froid qui les entoure. Il éprouve la dépressurisation d’un univers d’où s’est enfuit la chaleur du verbe. Les choses sont entre elles, laissées à la déshérence d’un espace coupé du sens. L’univers de Cécile Andrieu évoque une fin du monde scellée par la fin du langage libre, la disparition du langage innocent, conteur, joueur, penseur. Nombre de ses installations font l’effet d’une bouteille lancée à la mer pour signaler une vie naufragée sur un rivage muet, sans nulle âme qui vive capable d’en comprendre l’appel.
Mais ces textes écorchés, rognés en pelures, écrasés, violentés, ces phrases laminées, cette poussière de mots épandue s’incrustent dans le paysage, échangent avec les autres éléments comme des lichens, prêts à organiser des croissances. Les lettres désarticulées font des bouillons et des cultures cellulaires. Les fontes, les casses, les gravures, de la typographie sauvegardent la présence physique du langage et son lien à l’univers de la sensibilité. Ce qui est de prime abord un mémorial du sens dispersé dans l’extériorité des choses croise la possibilité souterraine ou fantomale du dire, son obstination malgré la menace. Les pierres signes, le bois alphabétisé ou caractérisé, les lettres agrégées, le mot substance, répandent le murmure du sens et font sentir l’infiltration puissante du langage qui perfuse l’environnement. Car ce territoire portant les marques du verbe, cette peau scripturale du monde, renvoient à notre identité, à notre présence loquace comme êtres de sens nés de la matérialité, voués à la parole dans le souffle, avant que d’être recouchés sous la pierre, derrière une épitaphe, dilués dans une autre matière, les mots des autres et l’invisibilité d’une brève mémoire. Comment désensevelir notre existence des discours sans perdre la trace du sens ? Comment être au sens sans que le langage abolisse la chose et sans que la chose exile la parole ?
Voilà la qualité initiatique et conjuratoire des œuvres de Cécile Andrieu : sans rien proférer du texte qu’elles portent, elles dressent les stèles d’une parole qui se perd à la limite de la chose, mais s’abrite aussi dans la paix de la matière, qui s’expose mortelle pour ne pas se vouloir formelle, qui équilibre l’étreinte inquiétante de sa disparition par la possibilité de sa régénération. Voilà leur radicalité discrète : reconduire à la responsabilité de nos vies en abordant la substance du langage à l’égal du monde auquel nous sommes. L’écrit fragilisé, disséminé et mis en marge de lui-même dans sa matérialité épouse la conscience préservée du verbe. Physiquement réduite au silence dans sa rencontre purement perceptive, la parole n’écrit plus que son au-delà des choses. Elle projette, ombre impalpable, une intériorité qui se parle, à l’écart du bavardage, de l’abus des mots, de l’inadvertance.
Se compose ainsi un étrange haïku matériel fait d’éléments qui ponctuent ce qui sert à dire et manifestent notre appartenance au langage en deçà même d’une composition sensée. Une pierre est une tortue de signes ou une balise hiéroglyphique qui attendent l’aube humaine. Pleine à ras bord, et vide par sa blancheur, une immense vasque fait flotter une mixture de pages déchirées et noyées dans de la chaux (Silent point), réplique fluide de la pesante table noire longue de 7 mètres dont le plateau est pavé de caractères d’imprimerie martelés jusqu’à être arasés (Immolation). Des dictionnaires tombent en poudre pour adoucir des lieux de passage et d’habitation. Les signes d’une langue cristallisent sur un mur, irradient dans des tubes nucléaires, veillent à travers des jalousies, ou scarifient un miroir de bois aux usages mentaux, tel l’admirable Punt qui fait graviter autour du nombril de l’homme de Vitruve, devenu l’omphalos d’un monde graphique où s’efface l’anatomie, les courses giratoires des lettres de l’alphabet agrandies, aux lignes elles-mêmes faites de mots minuscules. Au milieu d’un pré, des pelouses papetières de la taille d’un jardin débordent l’œil et déroulent une étendue carrelée sur laquelle l’esprit devient un corps qui déambule (Read me).
Que dit ce qui se marque ainsi avant que bruisse le dire ? Que montre cette « exposition » du pacte natif qui lie l’humain au langage ? Pas le mirage d’un monde premier condamnant aux impasses de l’ineffable, mais pas davantage l’illusion d’avoir à dire. Les mots sont là, mais à l’état d’inscription naturelle. Ils ne nomment pas, mais façonnent le visage des surfaces et des choses. Ils sillonnent le monde, mais sont aussi immobiles que les chemins. Et plus qu’ils n’apparaissent à même leurs supports, ils révèlent un sol et un horizon. Le langage redevient environnemental, cosmique, latence vitale, rosée propre à ensemencer l’aridité, outil disponible encore désœuvré. L’écrit, qui implique le mouvement et le temps du marquage, porte mieux cette retenue que la parole mais cela ne signifie pas qu’il se sépare de celle-ci. Les mains de l’artiste parlent à la main qui écrit, au corps qui fait langage et se tait lui-même. Elles plongent les mots dans le lavoir du silence, les blanchit, et leur redonne du temps.
Installé au Japon, l’atelier de Cécile Andrieu entretient des affinités avec le jardin zen : pour y advenir l’œuvre doit faire relâche et, pour y concevoir, l’esprit laisse être la forme qu’il suscite. Mais il ne s’agit pas d’apaisement : l’inscription de ce par quoi tout s’inscrit ne procède pas d’un vœu d’effacement. Si paix il y a, elle est par delà le désir de pacifier. Ce qui se manifeste est un point de concentration. Le « visiteur » (comme l’artiste appelle la personne destinataire de son travail) repartira, mais il saisira au voisinage de l’œuvre la source d’une expansion dans laquelle nous baignons, devenue le lieu d’un problème. Regarder devient fréquenter et rencontrer sa propre suspension au milieu des choses bavardes et des mots muets, jusqu’à pouvoir, en ce retrait, réaborder au rivage que toute page déplie lorsque les mots parlent. Ici, les œuvres font la grève du récit. Ici, les œuvres jouent à l’origami dans le monde. Ici commence la force de gravité de l’écrit comme présence qui pèse, mobile retenu, substance chargeant de tension un devenir. Et enfin aussi une révérence, car de cette charpie et de ces concrétions naît l’aveu d’un amour du texte, s’accomplit une esthétique feuilletant avec réserve la texture de la réalité sensible, se retrouve en un Extrême-Orient perceptif la contemplation singulière que l’Occident appelle lecture.
Le monde de Cécile Andrieu évite les effets des créations dépendantes de leurs intentions discursives. Il ne rejette pas son destinataire de l’autre côté d’une provocation auto-publicitaire, qui assigne à constater l’œuvre, à être le spectateur de l’autre qui fait. Il ne le méprise pas dans l’apparence truquée d’un propos crypté. Il ne fait pas miroiter des interprétations possibles et monotones : ni vraies ni mensongères. Il ne les détruit pas davantage dans une démarche programmatique. Il ne prétend à rien qui ne soit déjà le monde dont chacun est le partenaire. Il ne se préoccupe que de fonder son partage en tant que le monde est nôtre dans le langage et doit cependant rester le monde que respecte le langage, comme unique chance d’une histoire faite humaine. L’éthique créative est là, qui met le langage du côté de la conversation des matières, ne l’exile pas des géologies et des bâtis, puise l’écriture à partir des graphismes et des multiples dispositifs symboliques scripturaires. La figure nue du langage saisi depuis ses traits, ses bâtons et ses boucles, ses dessins et ses ordonnancements, dans les reliefs et la fragilité de ses supports, apparaît d’autant mieux comme geste à destination mentale, à l’instar des figurations pariétales sans commentaire de notre préhistoire. Il n’y a aucune voie toute tracée dans les lignes d’un écrit. Ni aucune lumière jetée sur le monde hors de la brillance normative des productions humaines. Mais Cécile Andrieu parvient à manifester l’équivalence des deux, du langage qui façonne et du réel qui est notre responsabilité. Et il faut reconnaître qu’on ne sait comment pareille expérience est possible avant de découvrir ses œuvres, ces œuvres, où, cohérence au sommet de la vigilance, l’éthique créative parvient à s’effacer elle-même dans le souci du sens non advenu qui la définit.
Œuvre étonnante donc, qui donne à penser notre existence de récits et de paroles en la faisant transiter dans la matière, qui prend au pied de la lettre notre inscription dans le monde, et se garde de tout commentaire. Patience libre d’attente, suspens qui n’enchante ni ne désenchante, elle n’intrigue pas. Elle ne chiffre rien ni ne déchiffre rien parce qu’elle expose la corporéité du langage à la manière d’une rencontre sensible qui va unir ou désunir. Il n’y a pas, en elle, matière à dire, ni jeu gratuit de formes, mais expérience d’une éthique livrée à fleur de perception, attentive à ce qui advient selon notre rapport aux mots. Son extraordinaire attention à l’inscription ne parle pas tant de l’écrit que de ce qui fait empreinte dans les mots. Et d’un soin du monde qui prend sa source dans leur considération.
Le travail de Cécile Andrieu est au-delà de l’ouvrage. Il expose à l’humanité du monde qu’ouvre la parole, au lieu poétique qui est le nôtre, fût-il d’engloutissement, de douleur et d’étrangeté. Il dévoile, depuis l’étoffe des matières, le péril et la chance qui s’attachent au langage comme langage de nous-mêmes. Cécile Andrieu ne traque pas le sens, ne vise pas le beau ou l’original, ne cherche pas à surprendre ou à dénoncer, ne construit pas une carrière : elle tend les outils, les moyens et les fins possibles à celui ou à celle qui s’approche et l’invite à traduire les distances de la rencontre en question commune. La grâce de son geste consiste en effet à ne pas afficher de singularité qui ne soit possédée par tous dans l’expérience mutuelle de la parole — expérience qu’elle dépose sous nos yeux. C’est alors aussi une inquiétude envers notre destin que l’art renforce.
Parti-pris, non des choses, mais de la chose inouïe du dire qui nous livre le réel, il témoigne ici d’un soin ubiquitaire envers le langage et le monde, remis à la responsabilité de tous. Les mots sont le miracle et l’avenir. Orientée vers eux, l’œuvre propose un lien qui délie. Une faveur d’être à partager.