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Séances d’écoute d’oeuvres sonores de Lars Fredrikson

A l'Atelier Expérimental

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À Clans, samedi 11 janvier 2020, à partir de 14h, l’Atelier Expérimental ouvre au public les espaces de la Villa Les Vallières, dans le cadre de séances d’écoute d’oeuvres sonores de Lars Fredrikson (1926 – 1997). À cette occasion nous aurons, entre autres, l’immense plaisir de vous inviter à découvrir la bande sonore de La Traversée des lieux (1979), pièce chorégraphique de Jean-Pierre Soussigne, composée par l’artiste en étroite connexion avec Samuel Beckett (1906 – 1985).

Peintre, dessinateur, sculpteur et plasticien sonore, Lars Fredrikson a consacré sa vie à explorer les rapports cruciaux qu’il percevait entre l’espace immatériel de la sculpture et la plasticité du son. D’abord en travaillant dans un laboratoire de recherche de l’armée suédoise, composant à l’aide d’explosifs des sculptures aériennes et des dessins voués à se propager dans l’espace, puis à travers des travaux électro-acoustiques effectués au moyen de postes de télévision transformés, toujours en faveur d’une occultation du volume et, plus largement, de l’observable.

Artiste iconoclaste, expérimentateur insatiable, pionnier de l’art sonore, il s’est passionné pour le son en tant que matière, c’est-à-dire comme substance étendue, mentalement préhensible, modelable, susceptible de prendre toutes sortes de formes et de procurer des sensations aux êtres qui entrent en contact avec elle.

Nommé professeur à la Villa Arson, il a fondé et dirigé, dès 1971, au département audio-visuel de cette école, le premier atelier de Son et de recherche électro-acoustique et visuelle (jusqu’en 1991). Artiste visionnaire à l’éclectisme exceptionnel et à l’interdisciplinarité sans cesse renouvelée, il aura notamment collaboré, jusqu’à la fin de sa vie, avec des poètes et poétesses de renom, au premier rang desquels il convient de citer Edmond Jabès (1912 – 1991), Anne-Marie Albiach (1937 – 2012), Jean Daive (1941 –), Claude Royet-Journoud (1941 –), Alain Veinstein (1942 –) ou encore Mathieu Bénézet (1946 –).

Pour tous ceux que les enjeux de l’art sonore interpellent, son abondante production demeure incontournable, de par les voies qu’elle a contribué à tracer en terre inconnue et qui ne cessent d’alimenter les considérations esthétiques actuelles. Indubitablement, sa fascination pour la plasticité des flux acoustiques et leurs interactions avec le corps, alliée à son amour des lettres, s’est tout particulièrement exprimée à la toute fin des années 1970, lors de sa participation via une intervention sonore au ballet La Traversée des lieux, mis en scène par Jean-Pierre Soussigne et scénographié par Marie-Noëlle Cadiau, en liaison étroite avec Samuel Beckett. Pour l’occasion, Fredrikson a réalisé une série de « partitions » présentant des indications sur l’évolution sonore et chorégraphique de la pièce. Avant même le début des répétitions, la troupe s’est vu demander de lire L’Innommable, troisième volume (publié en 1953) de la trilogie romanesque de Beckett — débutée avec Molloy et Malone meurt, parus en 1951 —, dont l’ensemble de l’oeuvre a considérablement influencé la création.

Samuel Beckett — toujours à l’écoute des mondes qui l’ont entouré — n’aura eu de cesse, au cours de son richissime parcours d’homme de lettres, de se diriger vers le sonore, et questionnant la dimension psychoacoustique de l’oralité, d’en embrasser les subtilités. L’intérêt pour le son du poète et dramaturge de génie qu’il a été ne s’est jamais démenti, qu’il soit question de ses réflexions relatives aux exigences techniques requises par la radiophonie ou de son rapport à la composition, qu’elle soit musicale ou sonore. Pour lui qui a très tôt disposé d’une solide formation musicale, la musique était, certes, omniprésente : érudit, excellent pianiste, fasciné par la sonance de la voix et la musicalité de la langue (notamment chez Apollinaire), il connaissait les classiques aussi bien que ses contemporains et fréquentait assidûment le milieu musical. Mais son engagement de créateur épris de dépassement l’a mené bien au-delà. Au début des années 1960, développant une dramaturgie de plus en plus formaliste et s’inspirant des modèles musicaux, Beckett s’est attaché à se réapproprier les notions musicales de tempo et de mouvement en vue d’orchestrer le langage et de transcender l’interprétation littéraire au point même de s’en détacher, au profit d’une modélisation formelle, quasi plastique, aux confins du lyrisme et de l’expérimentation vocale, vers une « littérature du non-mot ».

Cette intense méditation sur le son (en tant que média et « matière ») dans toute l’étendue de sa multiformité (et non sur la seule sonance de la voix) l’a conduit à concevoir une série de pièces dans lesquelles les effets sonores jouent le premier rôle : Cascando — pièce radiophonique écrite en français en 1961 avec une musique du compositeur franco-roumain Marcel Mihalovici (1898 – 1985) — et Paroles et Musique — pièce radiophonique créée en version anglaise en 1962 puis en version française en 1972. Le son y a été, peut-être pour la première fois dans l’histoire de la création radiophonique, véritablement appréhendé et « taillé » comme un personnage, une « présence » à part entière — non des moindres — et non plus seulement, ainsi qu’il est si souvent d’usage dans le radio-théâtre, comme le moyen le plus évident de « vêtir » les silences, de « pallier » en quelque sorte l’absence du décor en appuyant l’atmosphère des scènes par la simple transcription acoustique du visuel (et, bien souvent, en le paraphrasant). Avec elles, Beckett s’est vu accomplir un pas décisif dans l’évolution de son écriture vers un nouveau minimalisme, une nouvelle poétique de la voix et de l’écho dont il est permis de croire qu’elle constitue, sinon l’oeuvre achevé de l’écrivain, l’aboutissement d’une de ses démarches majeures.

Le fruit de cette collaboration de Lars Fredrikson avec l’un des tenants les plus prestigieux et novateurs de l’univers théâtral contemporain illustre donc non seulement la constante soif de porosité qui animait le plasticien, son infaillible volonté d’élargir son champ d’expérimentation, mais aussi et de façon remarquable la place toute particulière qu’aura occupée l’expérience acoustique dans l’espace mental de l’auteur — de la musicalité des mots du poète aux mises en musique de ses textes par les grands compositeurs de son siècle —, ainsi que l’impact de ses écrits sur les recherches et les postures esthétiques et plastiques des « croiseurs d’horizons » de notre temps. Elle témoigne de la rencontre entre un synesthésiste de génie et un écrivain obsédé par la voix, entre l’homme qui sculptait les sons et celui qui aura légué à la postérité ces mots plus qu’évocateurs : « Mon travail est un corps de sons fondamentaux ».

David-Alessandro Nigris

Le 21 décembre 2019