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"Les Bêtes sauvages", vidéo HD, 41 mn, 2015 (still frame) © Éléonore Saintagnan et Grégoire Motte

Exhibition

Enigme Cousteau

Eléonore Saintagnan

"Les Bêtes sauvages", vidéo HD, 41 mn, 2015 (still frame) © Éléonore Saintagnan et Grégoire Motte

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  • "Les Bêtes sauvages", vidéo HD, 41 mn, 2015 (still frame) © Éléonore Saintagnan et Grégoire Motte

    "Les Bêtes sauvages", vidéo HD, 41 mn, 2015 (still frame) © Éléonore Saintagnan et Grégoire Motte

Jacques-Yves Cousteau aurait déclaré, en septembre 1971, suite à l’exploration du lac de Serre-Ponçon que “Si les gens savaient ce qu’il y a dans le lac, ils arrêteraient de s’y baigner.” Alors qu’André Laban, l’un de ses bras droits à l’époque, a vite démenti la présence ce jour-là du commandant à bord de la soucoupe SP 350 de la Calypso et l’observation de bêtes terrifiantes, l’avertissement semble toujours trouver quelques échos pour être relayé.

Que dit cette anecdote, devenue légende, de la construction de nos imaginaires, de nos croyances ? À quelle mécanique du récit participe-t-elle ? Pourquoi la fiction vient-elle parfois panser les plaies, les béances du réel, ce que l’on ne voit pas, ce que l’on ne voit plus ? En l’occurrence ici, l’engloutissement des communes d’Ubaye et de Savines suite à la création du barrage en 1959. L’ancienne vallée agricole traversée par la nerveuse et inconstante Durance abrite ainsi depuis, un lac majestueux, transformant radicalement le paysage. Un paysage spectacle d’une nature inventée.

La recherche qu’Éléonore Saintagnan mène avec ses films et installations est traversée par ces histoires, ces croyances qui viennent sonder les rapports de co-existence des humains avec tout ce qui les entoure ; la manière dont ils habitent le monde aussi et l’inventent sans cesse. Il y a les montagnes, les rivières, le vent, la terre, la mer, les pierres et tout ce qui est fabriqué. Avec le temps, les choses se mêlent au point qu’il est parfois difficile de distinguer ce qui était initialement là de ce qui ne l’était pas.

Le lac de Serre-Ponçon avec les montagnes pour décor ne fut pendant longtemps qu’une rumeur, une lubie de chercheurs et entrepreneurs à laquelle nombre d’habitants de la vallée ne voulaient croire. Ils n’auraient pas à quitter leur maison, leur ferme, leur usine, leur école. Le barrage ne se construirait jamais. Pourtant le vrombissement des tractopelles et le grondement des Euclids, ces impressionnants engins venus des États-Unis, ont fini par rendre cette histoire bien réelle. Le monde est ainsi un immense mille-feuille où les événements se superposent les uns aux autres. Chaque couche, effaçant en partie la précédente, s’expose à son tour à ne devenir qu’un souvenir aux traits incertains. Ubaye et Savines ont été englouties mais depuis le lac a généré des mythes dont la présence de poissons terrifiants hantant ses profondeurs. C’est toujours là que se nichent les monstres, dans les abysses et les forêts sombres, là où la nuit éveille l’imagination. Ils habitent nos peurs, nos mondes disparus. Peut-être, font-ils toujours moins peur que le vide laissé par les morts, la nuit, l’oubli ?

Les vides sont faits pour être comblés, c’est ainsi que l’on tisse des récits sur ce qui n’est plus là, sur ce qui est apparu mais qui est trompeur, la vérité étant toujours en-dessous, enfouie, première à la nouveauté. On sort alors d’une existence muette à une existence ouverte à la parole. Il faut bien tenter de comprendre, surtout il faut broder pour ne pas oublier. Éléonore Saintagnan fait ainsi cohabiter, au sein de ses œuvres, autant d’éléments documentaires que fictionnels, maintenant le trouble sur leur statut, bien souvent ambivalents. On ne cesse de réécrire l’histoire, au regard de ce que l’on sait, de ce que l’on a appris, ce que l’on est devenu. Le réel n’est pas une donnée fixe et certaine, pour s’en approcher mieux vaut être mobile, n’émettre que des hypothèses.

Éléonore Saintagnan raconte l’évolution de nos croyances, en se concentrant sur nos rapports avec le monde animal, parce qu’ils disent l’altérité et par extension notre manière à faire communauté. On a ainsi longtemps cru à une conscience morale des animaux, c’est pourquoi des bêtes de ferme ou des insectes pouvaient être condamnés devant un tribunal au Moyen-Âge.
Plus récemment, à la fin des années 50, certains d’entre eux ont été au cœur d’une entreprise hygiéniste à l’échelle d’un pays tout entier. Sur décret de Mao Zedong, les moustiques, mouches, rats et moineaux ont, en effet, été exterminés. Dans sa dernière vidéo, Éléonore Saintagnan retrace la spectaculaire campagne anti-moineaux qui n’aboutira qu’à la prolifération d’insectes dévastant à perte de vue des champs de céréales. En reconstituant les chants, les bannières, les bruits de casseroles, tout ce que les familles paysannes produisaient alors pour effrayer les volatiles, elle initie les enfants à l’art de la manifestation politique. Parfois la fiction se moque bien du réel et se retourne sur lui comme une chaussette.

À Embrun, Éléonore Saintagnan s’appuie sur la légende Cousteau pour imaginer d’improbables monstres lacustres. C’est pour elle une nouvelle occasion de collaborer avec des artisans : une vannière, une feutrière, une potière, une boulangère ainsi qu’un charcutier et de poursuivre sa démarche de rencontres. Son exposition, à l’image des récits qu’elle met en scène, est l’écho de voix et de pratiques multiples. L’artiste trouve dans cette variété de regards une manière de mettre à distance l’écriture de ces histoires collectives, non sans y insuffler une dose d’humour. Les caddies, sur lesquels l’artiste a greffé les poissons en osier, font ainsi référence à la distanciation physique que la Belgique, où elle vit, a souhaité faire respecter en rendant leur usage obligatoire dans toutes les grandes surfaces du pays.

Solenn Morel