L’événement en images
Il y a quelques années, je visitais un appartement accompagnée d’un ami, nous fûmes alors happés par la vue superbe qu’offraient les larges fenêtres du salon.
Contemplant le spectacle qui se jouait face à nous, il me fit alors remarquer, avec ce ton définitif dont il est coutumier, qu’on devrait toujours choisir sa maison pour ses fenêtres. Mais que donnaient-elles à voir de différent de ce que vous pouvions observer de dehors ? Concrètement rien ne plus, mais là, nous disposerions d’un cadre et d’un temps qui nous donnaient l’impression d’être aux premières loges, qu’ici, à l’abri, nous pouvions saisir quelque chose du monde. Le ciel, les oiseaux, les rochers, les végétaux, et tout ce qui les fait tenir ensemble, à ce moment-là, n’étaient que pour nous, à ce moment-là, étaient bien plus que ce que nous pouvions connaître.
Alors que nous lisions, Io Burgard et moi, l’ouvrage Fenêtre 1 de Gérard Wajcman dont nous avons tiré le titre de l’exposition, nous étions loin d’imaginer que nous allions bientôt entrer dans une période de confinement et que nous entretiendrions une relation nouvelle à la fenêtre, soudainement devenue une épaule amie, nous liant au monde. Nous y allons respirer un autre air et chercher le souffle vital du dehors.
Du jour au lendemain, notre monde s’est réduit à peu de choses – son chez soi et la rumeur perçue de l’extérieur. Entre les deux, la fenêtre, à la fois frontière et passage. Dans son livre, Gérard Wajcman suppose que cet élément architectural, en nous extrayant du monde, en nous isolant, nous permet de le penser. Nous serions en cela des « animaux à fenêtre », davantage qu’oiseaux sans plumes, car nous jouirions ainsi de regarder.
Et pour voir, il faut mettre son sujet à distance, le situer dans un environnement propre. La fenêtre nous distingue et prépare ainsi les conditions d’une rencontre. Dans Mille plateaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari écrivent que « le territoire, c’est d’abord la distance critique entre deux êtres de même espèce : marquer ses distances. Ce qui est mien, c’est d’abord ma distance, je ne possède que des distances 2 ». La fenêtre nous rend conscients de la distance qui nous sépare des autres. Elle nous permet d’approcher la lisière des mondes, protégés d’une seconde peau. C’est là que se joue la création, à la périphérie, à l‘horizon de l’autre, de ce qui advient toujours, ce qui est en devenir.
Aller à la fenêtre, c’est rencontrer le monde mais aussi s’ouvrir à son pouvoir de transformation. Les seuils sont hantés par les personnages qui aspirent à de nouveaux habits. Dès nos premiers échanges, Io m’a évoqué la figure de Saint-Christophe, fruit de l’agrégation de légendes orientales et occidentales, connu comme le Patron des voyageurs. Il dédia une grande partie de son existence à accompagner la traversée du fleuve tumultueux. Après avoir fait passer l’Enfant Jésus, en le portant sur ses épaules, lui, qui jusqu’au XIIème siècle fut représenté avec une tête de chien, retrouva une apparence humaine, celle d’un vieil homme robuste. Cette métamorphose – au même titre que la floraison relatée quelques siècles plus tard de son bâton après sa rencontre avec l’enfant – marqua sa conversion. Il l’avait préparée, patiemment, en ne cessant d’être en mouvement, sans pour autant aller au-delà des rives. La périphérie était devenue son centre, le passage son seul chemin.
Pour sa carte blanche aux Capucins, Io Burgard a donné corps à ces histoires de métamorphose, ces expériences du regard, à la lisière des mondes connus et inconnus. À l’endroit où les mythes ne cessent de se réinventer en passant entre les mains de messagers, qui ne sont jamais de simples porteurs, mais bien des traducteurs.
Io est l’une des leurs. L’histoire qu’elle interprète est toujours identique, elle la façonne différemment à mesure de ses allers-retours. C’est le récit d’une quête à jamais irrésolue, celle-là même qui pousse les protagonistes du Motif dans le tapis, la nouvelle d’Henry James, à tenter de percer le secret d’un roman, de comprendre ce qui le ferait tenir, sa force intérieure. La quête ne s’achève cependant jamais car elle constitue le secret lui-même.
Pour traduire cette recherche infinie, ce mouvement instinctif qui nous incite à vérifier tous les jours à la fenêtre si nous sommes bien liés au monde, Io trace des lignes comme autant de perches, ponts ou rivières. Elle ne connaît ni les plaines, ni les mers, trop vastes, trop calmes. Les sujets doivent se voir pour laisser active la possibilité d’imaginer les chemins qui les conduisent les uns aux autres, qui les mèneraient à percer le secret.
Pour l’espace du centre d’art, Io a ainsi imaginé un dédale composé de larges toiles de jute peintes, lestées depuis le plafond et percées de portes et fenêtres. Entre, des sculptures en plâtre, résine et métal, ponctuent le parcours, telles des messagères invitant à passer de l’autre côté. Ces figures aux membres désarticulés semblent suspendues dans une mutation incertaine. On reconnaît ça et là un torse naissant, le galbe d’une cuisse, le fragment d’un bras. Elles sont un devenir de corps, à l’image des motifs peints sur les toiles qui les encadrent et qui reproduisent le trait irrésolu de l’esquisse. Des formes minimales, courbes, délicates, légères qui affleurent à la surface de la matière rugueuse, souvent de l’enduit et parfois du plâtre, recouvrant la toile. Que Io Burgard sculpte ou peigne, elle ne se départit pas de cette base râpeuse, un peu sale. La naissance ne se fait pas sans mal, même pour des fantômes. Ils errent à l’orée des bois, cachés derrière leur fenêtre. Le monde est à côté, ils sont ici.
Solenn Morel
1 Gérard Wajcman, Fenêtre, Chroniques du regard et de l’intime, Éditions Verdier, 2004.
2 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Capitalisme et Schizophrénie 2, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 393.