L’événement en images
La Mairie de Cannes présente au Suquet des Artistes une exposition consacrée au peintre Orsten Groom. Dédiée à l’enfance à partir de l’art préhistorique, une quarantaine de toiles ardentes, baroques et complexes tissent une caverne déroutante et singulière, imprégnée de la puissance originelle de la peinture. De cette brutalité apparente se dégage une réflexion complexe […]
La Mairie de Cannes présente au Suquet des Artistes une exposition consacrée au peintre Orsten Groom. Dédiée à l’enfance à partir de l’art préhistorique, une quarantaine de toiles ardentes, baroques et complexes tissent une caverne déroutante et singulière, imprégnée de la puissance originelle de la peinture. De cette brutalité apparente se dégage une réflexion complexe que l’artiste interroge sur l’innocence de l’art et de l’homme en prise avec l’Histoire et la mémoire, entre mythologie, littérature et anthropologie.
LIMBE
[Le Vroi dans la nuit]
Le mot « Limbe » signifie le bord, la bordure, et c’est au bord de mer que mon premier enfant est né cette année. Ma vocation de peintre a traversé avec lui cette frontière entre l’origine, l’enfance de l’art et celle de ce nouveau-né voué à l‘avenir – lui aussi préhistorique, peut-être sans mémoire ou immémorial (cette fameuse emprunte de l’ange qui engendre les générations depuis la nuit des grottes par l’oubli). L’enfant, l’Infans est celui qui ne parle pas, qui se tient encore en état de grâce devant le langage et l’écriture. La peinture a 40 000 ans et j’en ai même pas 40.
Qui est le plus enfant ? Le plus ancien, l’ancestral, le premier – ou le dernier-né, le plus récent ? L’enfance du monde et de l’art se tient-elle à la source antédiluvienne, ou à l’opposé, à l’abord du présent, sur le seuil du « contemporain » ? Et que se passe-t-il quand l’un et l’autre se font face et se fascinent sur cette même crête ? Pourquoi les enfants sont-ils passionnés par les dinosaures, comme nous le demeurons tous et de tout temps par l’archéologie ?
Walter Benjamin nous l’indique : « L’origine ne désigne pas le devenir de ce qui est né, mais bien ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin. L’origine est un tourbillon dans le fleuve du devenir. ». Une blague juive dit qu’un grand-parent et un petit-fils ont un ennemi commun. Comme peintre, j’ai toujours identifié cet ennemi à l’Histoire. Le pariétal a fondé ma fascination, et mon enfance depuis que j’ai perdu la mémoire il y a quelques années, jusqu’à devenir le « tourbillon » de mon langage. Or ces grottes sont pure peinture, et sans images. Un déploiement du monde entier extraordinairement ramassé, caché, utérin, où l’homme semble se poser la question de savoir s’il fait partie de ce monde prodigieux, réduit à quelques tracés superbes de bêtes, parmi lesquelles il ne s’inclut pas. Ou si peu, toujours au fond, rudimentaire comme les mauvaises langues le diraient de dessins d’enfants.
À ma grande surprise, je me suis rendu compte que la figure de l’enfant est absente de ces représentations et que le temps qui sépare Chauvet des dernières grottes ornées connues semble frappé d’une raréfaction, d’un interdit de la figuration. L’enfant, l’Infans serait-il l’absent inaugural de l’enfance de l’art, son manque d’image initial ? La procréation elle-même serait-elle le tabou liminaire qu’invente la naissance de la création ?
L’Art, la Peinture est un flot qui vient des origines, qui emporte et contient déjà tout. Un flot d’origine qui charrie l’origine avec lui – jusqu’aux rives de l’image. Or je ne fais pas d’images… mais des fatras (comme on dit dans le pariétal). Pourtant le monde enfantin semble gouverné par l’imagerie, voire même l’inventer (comme on dit en archéologie qu’on « invente » ce que l’on découvre). L’aborder à l’aune de ces questions m’a convoqué dans le royaume des archétypes imaginaires du peuple enfantin – de Pinocchio, Alice à Hamelin traversé par le Roi des Aulnes… et le « Roi de l’Aune » lui-même : Jean-Michel
Geneste, grand spécialiste d’art rupestre, avec qui nous nous sommes creusés mutuellement afin de délimiter cette bordure, cette apostrophe qui sépare et accorde l’oubli et l’origine, le silence du langage, le fatras et l’image… que j’accoste ici pour la première fois avec crainte et, peut-être, la vocation toujours renouvelée que les fils et les ancêtres offrent à leur ennemi mutuel : le ravissement inquiet d’être parent, à son tour, à la lisière commune du monde et de la peinture qui le couve.
Cette limbe qui donne son titre à cette exposition n’est pas un cercle des enfers mais une marelle royale du flot d’origine de la peinture, et de la mienne. Instance charnière, chimère hybride qui me fait approcher l’aire de jeu de l’enfance depuis le fatras ancestral du souci humain à se rejouer aux abords de l’image. À l’abordage de mon fils dans la luxuriance que la vie des formes nous offre depuis son inoubliable, je redeviens peintre. Vassili signifie Roi. Je le prononçais « Vroi » quand j’étais petit d’homme, avec ce V voué de Vassili. Ma mère a donc scrupuleusement respecté ce passage liminaire à la langue dans ce portrait prémonitoire de mon fils, réalisé à mes 3 ans, qui ouvre à nouveau l’archéologie de l’origine de ma vocation de peintre et de père – vers l’image sans âge.
Je suis le monde
Oui, mais le monde n’est pas moi
Oui mais je suis le monde
Oui, mais le monde n’est pas moi
Daniil Harms
Pour Vassili
Simon Leibovitz – Grzeszczak (Orsten Groom), extrait du catalogue d’exposition