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Exposition

Le menuisier de Picomtal, Exposition d’Aurélie Ferruel & Florentine Guédon, Suzanne Husky

Un matin d’automne de l’année 2017, alors que la radio diffusait en fond sonore une émission de France Culture, mon attention fut captée par un nom familier depuis mon arrivée dans les Hautes-Alpes : Crots, commune proche d’Embrun. Intriguée, je montai le volume, et fut surprise d’apprendre que le château de Picomtal dominant le charmant […]

Un matin d’automne de l’année 2017, alors que la radio diffusait en fond sonore une émission de France Culture, mon attention fut captée par un nom familier depuis mon arrivée dans les Hautes-Alpes : Crots, commune proche d’Embrun. Intriguée, je montai le volume, et fut surprise d’apprendre que le château de Picomtal dominant le charmant village au bord du lac de Serre-Ponçon abritait des écrits de la fin du 19ème siècle dissimulés au dos de son parquet. Près de 4000 mots, signés par Joachim Martin, menuisier de son état, relatant à travers une série d’anecdotes et de pensées, les mœurs du village, mais aussi des évènements historiques, dont la bataille de Sedan ou encore l’avènement de la Troisième République.

Jacques-Olivier Boudon, l’historien invité ce matin-là, présentait son livre Le plancher de Joachim, l’histoire retrouvée d’un village français, et retraçait les circonstances dans lesquelles il découvrit le journal au début des années 2010 tandis qu’il remontait la route Napoléon. Heureux hasard, après une succession de coups de chance. Les 72 phrases du manuscrit auraient en effet pu passer inaperçues, sans l’attention des artisans qui travaillaient sur le chantier de rénovation du plancher. Joachim Martin, d’ailleurs, s’adresse régulièrement à eux par un affectueux Ami lecteur, confirmant l’hypothèse qu’il souhaitait être lu, du moins par ses pairs, marquer l’histoire, une filiation. Ainsi il écrit, « Depuis 55 ans que nous travaillons ici, nous n’avons rien trouvé qui indique l’histoire. Pas un coup de plume, ni crayon. Ne fais pas comme eux, écris toujours la date, 1880. 1»

Il associe son nom à une date, pour ne plus être anonyme parmi les anonymes, et faire émerger ainsi l’invisible. Ceux que l’on n’entend pas, qu’on ne lit pas, car d’autres parlent, écrivent pour eux. Les gens simples comme on dit. Les rares d’ailleurs à marquer leur présence, à porter leur propre voix sont menuisiers, car ils disposent toute la journée de crayons et de supports. Mais ça ne suffit pas, c’est ce que Joachim avait compris, pour révéler l’invisible, il faut d’abord le maintenir caché, à l’abri : pour l’artisan, ça sera au dos du plancher.

Qu’est-ce que cette découverte dit de cette société rurale que l’on tente de figer dans une représentation champêtre alors qu’elle est en train de se transformer radicalement. C’est l’âge d’or des musées d’histoire naturelle et autres musées ethnographiques qui succèdent aux cabinets de curiosités. Les objets de connaissance du monde sortent de leur boite pour être maintenant mis en scène. A la fin des années 1880, les premiers dioramas, exposant les traditions populaires, comme la vie animale sauvage d’ici ou d’ailleurs, font leur apparition. Derrière l’intérêt scientifique, pédagogique que présentent ces dispositifs, une vision fantasmée de la vie exotique mais aussi rustique est dispensée. Supports de projection à l’imaginaire, ces reconstitutions illusionnistes reflètent le souci des nations puissantes et riches d’illustrer une vie archaïque menacée par une industrialisation croissante. Joachim restitue à l’homme du peuple sa conscience politique, son mépris des classes et du clergé, sa sexualité et complexifie la narration dominante.

Autant de questions se rapportant à l’écriture de l’histoire, à sa réécriture, à la mémoire, que les artistes Aurélie Ferruel & Florentine Guédon et Suzanne Husky, soulèvent à travers des œuvres prenant des formes aussi diverses que l’installation, la sculpture, le film, ou la performance. Qu’est-ce qui demeure, qu’est-ce qui change ? Qu’est-ce qui se dit, qu’est-ce qui se tait ? Plutôt que de porter une seule voix, elles reposent leur récit sur des hypothèses et une diversité de témoignages, ceux d’artisans, de conservateurs de musées, d’historiens, de poètes ou encore d’agriculteurs. Parce que l’histoire s’abrite ailleurs, dans plusieurs lieux. Parce qu’elle est aussi l’invisible, ce qu’on n’entend pas.

Solenn Morel

 

1 Jacques-Olivier Boudon, Le plancher de Joachim, l’histoire retrouvée d’un village français, Belin Editeur, 2017, p.14.

Pour l’exposition Le Menuisier de Picomtal, l’ensemble des œuvres présentées, sera produit spécifiquement.


EVENEMENTS PENDANT L’EXPOSITION

Rencontre avec l’artiste Suzanne Husky qui proposera une performance sous la forme d’une visite guidée le dimanche 24 juin de 11h à 12h, dans le cadre de Curiosité(s)