Milan Kundera écrit en 1973 La vie est ailleurs, narrant l’existence pathétique d’un jeune poète tiraillé entre ses aspirations lyriques, auxquelles le titre du roman fait référence, et son désir irrépressible de dominer les événements et les autres. Les expositions D’ailleurs, la vie ici et D’ici la vie ailleurs émettent, au contraire, l’hypothèse qu’ici peut […]
Milan Kundera écrit en 1973 La vie est ailleurs, narrant l’existence pathétique d’un jeune poète tiraillé entre ses aspirations lyriques, auxquelles le titre du roman fait référence, et son désir irrépressible de dominer les événements et les autres. Les expositions D’ailleurs, la vie ici et D’ici la vie ailleurs émettent, au contraire, l’hypothèse qu’ici peut être un ailleurs possible. Qu’ici tout au moins peut s’accorder avec l’idée de l’ailleurs, qu’ils ne sont pas inconciliables. L’art, justement, n’est-il pas cette faculté à imprimer de l’ailleurs sur l’ici, à donner de l’air au réel ? Le dépaysement peut commencer là, maintenant. Marcel Duchamp disait que le regardeur faisait l’œuvre. La question ne serait ainsi pas tant le sujet que les conditions de son appréhension et les manières de le réinventer sans cesse. Cette fabrication, que l’on pourrait nommer potentiel d’interprétation, consisterait ainsi à faire coïncider l’ailleurs et l’ici, le rêve et le tangible, la périphérie et le centre, l’autre et soi.
Les expositions D’ailleurs, la vie ici et D’ici la vie ailleurs constituent les deux faces d’une même médaille.
D’ailleurs, la vie ici se déploie à Embrun, au centre d’art contemporain Les Capucins et D’ici la vie ailleurs à Marseille, à OÙ lieu d’exposition pour l’art actuel et chez les commerçants et ateliers voisins disposant d’un local sur rue. Embrun et Marseille, l’une située à la montagne en zone rurale, l’autre une vaste ville en bord de mer, sont deux cités historiquement terres d’accueil. Cette hospitalité, plus ou moins assumée, allait animer ce projet qui commencerait par rencontrer l’autre, celui qui vient d’ailleurs mais aussi celui qui habite ici.
À Embrun, l’artiste suisse David de Tscharner a collaboré avec des artisans et membres d’associations locales : une céramiste, un tourneur sur bois, des couturières, un vannier, une maroquinière, un sculpteur sur bois, un métallurgiste et une herboriste. Ensemble, ils ont co-signé ses sculptures-tables, des sculptures-étagères, des sculptures-lampes, des sculptures-assiettes, etc, composant une exposition modulable, où la place de chaque pièce semble suspendue à un potentiel nouvel agencement. Comme un vase ou un fauteuil qui changerait de place au gré des saisons, selon l’humeur de son propriétaire.
Avant le printemps, lorsque nous échangions sur les pièces à venir avec David de Tscharner, nous projetions qu’elles puissent être activées par le public, à travers des événements, banquets, ateliers et autres concerts, mais aussi tout simplement en visitant l’exposition. Depuis, un virus a modifié nos rapports aux autres et aux objets partagés. Les œuvres, amputées en partie de leur valeur d’usage, ont été réunies selon un mode de présentation plus muséal, renforçant par la même leur aspect sculptural. L’exposition, ainsi mise en scène, conserve cependant son potentiel combinatoire, grâce à un accrochage simple et léger soulignant le caractère à la fois fragmentaire et autonome des œuvres présentées.
C’est ainsi que David de Tscharner laisse ouverte la possibilité des liaisons, en imaginant dès leur conception que les pièces créées ne seront pas destinées à rester seules. Elles seront associées à d’autres et pas toujours les mêmes.
Depuis bientôt deux années, il travaille particulièrement les résines qu’il applique sur de l’électroménager et du mobilier industriel. Le rendu joufflu, sans formes définies, de la matière synthétique aux tons pastels, vient alors réchauffer les produits grisâtres, lisses et aseptisés de la grande distribution. À Embrun, il poursuit ses recherches en remplaçant les résines par des matériaux naturels, du bois, de la laine, du cuir ou encore de la terre cuite dont il délègue le travail minutieux et précis aux artisans. L’exposition greffe ainsi des savoirs et des matériaux propres à la région, comme les rosaces du Queyras, les plantes de montagne ou la laine filée à Saint-Chaffrey, à des produits ultra ordinaires, de la moquette bon marché, des étagères en kit métalliques aux tables de jardin en plastique.
D’ailleurs, la vie ici tend à rapprocher des histoires tenues distinctes, étrangères l’une de l’autre, en évacuant la question du goût, peu importe qu’il soit bon ou mauvais. L’enjeu est ailleurs, il réside dans la réconciliation de la main et de la machine, du folklore et de la culture de masse, du proche et du lointain.